Histoire

10 décembre 1940 : les expulés de Dorlisheim

Il y a 85 ans, le 10 décembre 1940, 40 personnes de Dorlisheim ont été expulsées par les autorités nazies (1). Les familles ont été accueillies par la petite ville de Bollène, dans le Vaucluse. Ce n’est qu’après la Libération que les expulsés ont pu revenir à Dorlisheim, pour découvrir que leur maison, leurs meubles, leur bétail, tout avait été vendu ou vandalisé durant leur absence forcée. Aujourd’hui, il ne reste pratiquement plus de survivants de ce drame, mais les plaies restent ouvertes. « Pourquoi nous ? », c’est la grande question que se posaient encore et toujours M. Alfred Jost (décédé en mars 2025) et sa sœur Suzanne (décédée en 2023). M. Jean-Pierre Goltzene, sa soeur et ses deux frères sont aujourd’hui les seuls survivants de cette terrible journée ! Ils avaient entre 8 et 11 ans à l’époque, mais se souviennent parfaitement de ce mardi 10 décembre 1940 et se posent encore et toujours la même question : « pourquoi nous ? ».

L’expulsion

Les témoignages concordent. Rien n’avait laissé présager l’expulsion brutale de douze familles. Il y avait bien eu, dès l’été 1940, l’expulsion de Madame la Baronne Hervé-Gruyer née Murat et l’occupation de son château par les militaires allemands ainsi que l’expulsion de l’institutrice Mlle Bouteiller…mais c’était le lot commun des « Français de l’intérieur » réputés d’office indésirables car « deutschfeindlich ». Il est vrai aussi que dans la vallée de la Bruche, il y avait déjà eu l’expulsion de plusieurs familles (4 familles expulsées de Mutzig dès le 15 octobre 1940).

Mardi 10 décembre 1940 à 6 heures. Alfred Jost, qui avait alors 8 ans, s’en souviendra toute sa vie durant. La famille a été réveillée en sursaut par des coups répétés sur les volets. Des militaires (feldgendarmen) ont interpellé son père : « Frédéric Jost, soyez à la mairie dans une demi-heure. Préparez vos papiers, vous êtes expulsé, vous et votre famille ! ». Il fallait tout laisser sur place, y compris le bétail. En arrivant à la mairie, les chefs de famille devaient signer  l’engagement formel de ne plus chercher à revenir en Alsace. Chaque famille avait droit à 30 kg de bagages.

Les familles ont ensuite été regroupées devant la gare de Dorlisheim où elles ont été embarquées sur des camionnettes qui les ont acheminées en gare de Molsheim. Olga Czerczorzinski (17 ans) était partie ce matin très tôt à son Lycée à Obernai ; prévenu par téléphone, le directeur de l’établissement lui a demandé de rentrer immédiatement à Dorlisheim, où sa mère l’attendait sur le plateau d’une camionnette. Olga, en classe de terminale…est donc partie avec pour tout bagage son cartable ! Il a fallu monter dans un train déjà passablement rempli au fur et à mesure d’expulsés des différents villages de la vallée de la Bruche (17 personnes de Mutzig).  L’opération d’expulsion a été faite à grande échelle. Heureusement, les familles de Dorlisheim ont pu se regrouper dans un wagon. L’attente a été très longue, avec l’angoisse de ne pas savoir quel serait leur sort. Une femme de Molsheim, Mme Sonntag, a bravé les sentinelles allemandes pour apporter de la soupe chaude dans le wagon.

M. Alfred Jost a souvent raconté qu’il était assis en face de Mme Mélanie Pfaffenhoff : dans la précipitation, elle avait mis ses bottes à l’envers.

Le train n’est parti de Molsheim qu’en début d’après-midi. En gare de Strasbourg, il s’est immobilisé à côté de deux autres trains remplis d’expulsés (l’un venu de Haguenau, l’autre de Saverne). Les trains étaient scellés, il n’était pas question de sortir. Les militaires allemands arpentaient nerveusement  les quais.

Le train a attendu la nuit pour commencer un long périple. La crainte de tous était que le train passe le Rhin et qu’ils soient envoyés quelque part en Allemagne ou en Pologne. Il n’en a rien été ; après une nouvelle journée dans le train, le convoi s’est arrêté en gare de Chalon-sur-Saône ! Au passage de la ligne de démarcation, les soldats allemands avaient disparu. Un détachement de soldats français a rendu les honneurs, la Croix-Rouge a distribué des vivres, notamment du lait chaud pour les enfants. Pendant le long voyage en train, la maman de Gérard Spitzer avait réussi à se glisser à l’avant pour chauffer les biberons sur le métal brûlant de la locomotive à vapeur. Le train s’est ensuite arrêté en gare d’Avignon (le lendemain ou le surlendemain…les témoignages sont plus flous). Les Alsaciens ont pu sortir du train (selon Emma Rapp, 1500 Alsaciens sont alors arrivés en Avignon). Ils n’étaient plus des expulsés, mais des « réfugiés ». Emma Rapp, secrétaire de mairie à Dorlisheim avant l’expulsion, a reconnu un ancien fonctionnaire de la sous-préfecture de Molsheim (M. Joly) qu’elle avait hébergé. Ce dernier a facilité les formalités : Emma Rapp a obtenu que les personnes de Dorlisheim restent ensemble. Quelques jours après, le groupe est reparti pour sa destination finale : BOLLENE (Vaucluse). C’était le 14 décembre 1940. Les expulsés de Dorlisheim étaient en zone libre…mais dans un parfait dénuement !

Bollène

Le Maire Marius CUILLERAI a fait le maximum pour accueillir les réfugiés (2). Le groupe a d’abord été logé à l’hôpital et au couvent (pendant une semaine environ). L’hiver était particulièrement rigoureux à Bollène, il a beaucoup neigé en décembre-janvier. Le Maire a cherché des logements vides pour les familles. Les habitants leur ont fourni des sommiers, des couvertures, des fourneaux. Les familles ont été regroupées pour parer au plus pressé (les Rapp, Jost et M. Jungbluth dans un seul et même logement). En attendant qu’ils puissent subsister à leurs besoins, les réfugiés ont été nourris par la municipalité et la Croix-Rouge. Les Bollénois ont fait preuve d’une exceptionnelle hospitalité et générosité.

La vie à Bollène s’est organisée tant bien que mal. Les hommes ont cherché du travail aux alentours, essentiellement dans les fermes et les fabriques de briques réfractaires. Il fallait lutter contre la faim et le froid et utiliser les cartes d’alimentation, tout comme les habitants de Bollène…Mais bon nombre d’adultes ne maitrisaient pas le français. La population de Bollène a soulagé comme elle a pu la misère des réfugiés de Dorlisheim. Mme Michèle Massonet était alors une petite jeune fille ; elle s’est liée d’amitié avec Suzanne (Jost), avec qui elle allait à l’école. Elle se souvenait que les Alsaciens participaient au défilé du 11 novembre (avant qu’il ne soit interdit par les Allemands à partir de 1943), qu’ils préparaient tout spécialement la fête de Noël avec un sapin. La plupart des familles de Dorlisheim était de religion protestante…alors que la population locale était soit fondamentalement catholique, soit radicalement laïque. Le temple protestant le plus proche était à Saint-Paul, à 8 kilomètres de Bollène, mais le pasteur Klein, qui avait quitté volontairement Strasbourg dès l’été 1940, a régulièrement assuré des cultes protestants pour les Alsaciens dans la salle de la mairie de Bollène. Au printemps 1941, le Maire a réquisitionné un terrain pour que les réfugiés alsaciens puissent cultiver un potager.

 

 

A Bollène, en juillet 1941, avec Madame la Baronne Hervé-Gruyer venue spécialement de Paris
A Bollène, en juillet 1941, avec Madame la Baronne Hervé-Gruyer venue spécialement de Paris

Emma Rapp a eu la chance d’être immédiatement embauchée comme secrétaire de mairie de Bollène. Elle a été chargée du service des réfugiés et assurait la distribution des bons d’habillement à l’ensemble des mairies du canton. Avec le Maire Marius Cuillerai, elle a pu faire le nécessaire pour les personnes de Dorlisheim, mais aussi éviter des arrestations au sein de la population.

Emma Rapp a épousé Charles ICKOWICZ en novembre 1942. Pour leur mariage, le boulanger a exceptionnellement pu cuire du pain blanc…et le pasteur Klein a célébré le culte dans la salle de la mairie !

Certains réfugiés ne sont pas restés à Bollène. Olga et sa maman ont eu l’opportunité de prendre un  bateau pour l’Algérie dès février 1941. Olga  s’est engagée par la suite dans les Forces Françaises d’Afrique, puis a fait toute la campagne d’Italie et de France  avec la 1ère Armée Française (De Lattre). La famille Goltzene (les parents et leurs 4 enfants) est très vite partie vivre en Arles (le père, cadre de l’atelier d’Electricité de Strasbourg à Molsheim avant l’expulsion, a été embauché par Sud-Est Electricité). En 1942, la famille Jost a  été contactée par M. Strauss, marchand de bestiaux que Frédéric Jost connaissait d’avant-guerre,  réfugié en Bresse (le Bulletin du Groupement des Alsaciens et Lorrains avait publié la liste des expulsés de Dorlisheim). En novembre 1942, tandis que la famille Jost remontait vers Mervans dans  la Bresse, les Allemands ont envahi la zone libre. La vie est alors devenue très tendue à Bollène en raison des arrestations. Le père de Mme Massonet a été arrêté, puis déporté à Buchenwald. Il n’est jamais revenu.

Le retour à Dorlisheim.

Bien que Bollène fût libérée par les Américains dès le 26 août 1944, il a fallu attendre la fin des combats en Alsace pour espérer revenir à Dorlisheim. Ce n’est qu’en avril 1945 que les expulsés du 10 décembre 1940 ont pu revenir. Eugène Hausser, ferrailleur à Dorlisheim, est descendu à Bollène avec sa camionnette bâchée pour rapatrier quelques expulsés. Emma Rapp épouse Ickowicz, elle, est restée à Bollène avec son mari. Pour revenir, il fallait que les familles obtiennent un certificat établi par la mairie (redevenue française) de Dorlisheim attestant qu’elles disposaient d’un lieu d’accueil à leur arrivée…or la maison de certains expulsés avait été soigneusement pillée, vandalisée ou occupée par des fonctionnaires allemands. Les meubles avaient été systématiquement vendus aux enchères par les Allemands.

85 ans après, il ne reste que quelques témoins vivants, aussi bien à Dorlisheim qu’à Bollène. Pour Dorlisheim, il ne reste que M. Jean-Pierre Goltzene, sa sœur et ses deux frères (des jumeaux).

Pour reconstituer les faits, il reste le témoignage écrit d’Emma Rapp-Ickowicz dactylographié en 1993, le témoignage rédigé par Olga Divo (née Czerczorzinski) en 1997, l’ouvrage publié par Jean-Pierre Goltzene (2016, éditions Jean-Pierre Créations), le témoignage oral de M. Alfred Jost, fils de Frédéric Jost, recueilli en février 2020 et celui de M.  Daniel Ickowicz, fils ainé d’Emma Rapp, recueilli en novembre 2020. 

Les familles et personnes isolées expulsées

Charles Rapp (5 personnes dont Emma Rapp), Alexandre Jungbluth (veuf, 1 personne), Frédéric Lindenlaub (veuf,1 personne), Dubois (3 personnes), Jean Goltzene (6 personnes), Juliette et Olga Czeczorsinski (2 personnes), Louis Obser (4 personnes), Mélanie Pfaffenhoff , Eugène Epting (5 personnes dont Hélène Epting décédée en juillet 2020), Durand Spitzer (5 personnes dont Gérard Spitzer, décédé en juin 2020), Oscar Spitzer (3 personnes), Frédéric Jost (4 personnes)…en tout 40 personnes (la mère de Charles Rapp, âgée de 80 ans,  a pu rester à Dorlisheim…mais a dû laisser sa maison à des Allemands.

Le petit Jean Lindenlaub, 3 ans, fils de Frédéric Lindenlaub, déjà veuf en 1940, a pu rester grâce à une attestation de maladie établie en catastrophe par le Dr Burcklé de Mutzig…Jean a été recueilli par sa grand-mère et ne reverra son père, futur Maire de Dorlisheim (jusqu’en 1976), qu’au retour de celui-ci en 1945.

(1) Mme la Baronne Hervé-Gruyer et l’institutrice Mlle Bouteiller avaient été expulsées dès juillet 1940. Il y a donc eu en tout 42 expulsions, 2 en juillet et 40 le 10 décembre 1940.

(2) Quand les expulsés de Dorlisheim sont arrivés à Bollène, le Maire Marius Cuillerai avait déjà la charge de 247 réfugiés, majoritairement des Mosellans expulsés en octobre-novembre 1940.

 

Dessins rèalisès par les petites filles de M. Daniel ICKOWICZ pour relater les évènements vécus par leur arrière-grand-mère Emma
Dessins rèalisès par les petites filles de M. Daniel ICKOWICZ pour relater les évènements vécus par leur arrière-grand-mère Emma
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